Quand je suis entré dans le monde des facilitateurs du travail collaboratif, j’ai commencé à me demander « C’est quoi un bon facilitateur ? ». J’ai déjà évoqué (dans mes anciens posts ici et ici) quelques intuitions et apprentissages – lorsqu’il fallait que j’amène des groupes de personnes à travailler ensemble – qui m’ont permis de comprendre les erreurs à commettre pour savoir répondre à cette question.
Mais la question « C’est quoi de la bonne facilitation ? », c’est différent. Parce qu’il ne s’agit plus de chercher des réponses sur les choses à faire ou pas quand on est dans le feu de l’action. Il s’agit de trouver des réponses sur ce qui fait qu’on pourrait assurer « de toute façon ».
Alors c’est quoi de la « bonne cuisine » ? En exagérant : qu’est-ce qui fait qu’avec un facilitateur tout pourri, on pourrait quand même arriver à un atelier de travail suffisamment productif ? Ou pour reprendre la métaphore : existe-t-il des astuces qui assurent un plat mangeable même si le cuisinier est franchement mauvais ?
Eh bien oui : tout cuisinier peut se reposer sur une recette. Dans cet art de la facilitation, la réponse magique tient donc en un mot : le « design ». C’est grâce au design (prononcer « dizaïne ») qu’un évènement va bien se dérouler. Ou pas.
Aussi, j’ai vite observé que dans l’univers de la facilitation, les experts apprennent en partie à s’évaluer entre eux en jugeant le design, c’est à dire le déroulé du programme qu’ils ont entre les mains. Le « design », c’est cette alchimie – la recette du cuisinier- qu’un facilitateur doit pouvoir proposer à un client. On parle donc de « designer un agenda » pour évoquer la façon dont on envisage une ou plusieurs journées de travail de groupe. Un agenda, ça se design à la minute près.
On le comprend : designer, comme c’est un geste créatif, c’est aussi une compétence. Un bon « Designer », c’est quelqu’un qui sait repérer pourquoi une journée de travail va bien tenir la route, ou pourquoi, si l’on change telle ou telle séquence, elle va au contraire se casser la figure. Un bon cuisinier c’est précisément celui qui sait proposer des recettes, pas seulement celui qui suit les recettes. Au passage, on peut tirer à gros traits la distinction entre un « évènement » organisé par une agence de communication évènementielle (qui assemble des séquences sans méthodologie) et un travail de facilitation reposant sur une expertise du travail de groupe, où l’on ne parle plus d’évènement mais de session.
Comme le cuisinier qui suit un déroulé précis (chauffer le four, beurrer son plat etc…) avant de rajouter ses ingrédients, le designer va donc concocter un enchaînement de séquences où il va rajouter savamment des « modules ».
En prolongeant cette analogie de la recette (l’agenda) et des ingrédients (les modules), le Designer va travailler ardemment à proposer un « séquencement » des 3 jours où il rajoutera les « modules » appropriés.
La 1ere séquence, c’est souvent l’introduction du facilitateur. La deuxième, c’est le big boss qui parle très brièvement (et pas 20 mn) pour dire « pourquoi vous êtes là » et introniser la session ou en tout cas souligner son importance. La 3ème, c’est un « module », un ingrédient, qui a fait ses preuves. Par exemple, c’est demander au groupe de travailler individuellement sur une question rédigée au préalable, puis de partager ce qui vient d’émerger, d’abord en petit groupe, puis en grand groupe, et dans cet ordre précis, mais selon un timing assez speed.
En général, tout comme le cuisinier s’appuie en arrière fond sur la Tradition de la Cuisine Française, le (bon) designer s’appuie sur une gestion du temps inspirée par une méthodologie précise (chez Wild is the Game, on s’inspire directement des pionniers de la facilitation Matt et Gail Taylor). Et bien sûr, une bonne connaissance des dynamiques de groupes ne fait pas de mal. Par exemple : il est bon de savoir qu’un groupe prendra toutes les occasions possibles pour fuir (téléphoner, fumer, manger, discuter, sortir de la salle etc… ), et que l’utilisation du timing comme de la musique est crucial.
Alors quelles sont les erreurs à commettre en débutant pour évoluer ?
En arrivant à mon sponsor meeting, c’est-à-dire le tête à tête entre notre client et nous, accompagné de facilitateurs plus chevronnés, j’observe attentivement ce qui se déroule. Et les réactions des facilitateurs m’étonnent. Cela contredit des intuitions que je pensais pourtant bienveillantes et nécessaires pour « designer ». J’aimerais pouvoir tout prendre en compte, designer un évènement où la moindre miette de demande du client soit comptée. Pour faire l’évènement parfait. Mais je constate, silencieusement, que ce n’est pas toujours l’attitude de mes mentors.
Et heureusement.
Si un client disait dans un restaurant « Je veux du salé, et du sucré, et du doux, et du piquant », il faudrait fuir le chef qui vous propose un «cheesecake caramel au pâté de porc pimenté ». En design c’est un peu la règle : quand on ne fait pas de reformulation ou d’éliminations, on court un risque.
J’ai ainsi cru qu’un bon facilitateur devait faire sienne toutes les priorités de ses clients. Mais pas forcément. C’est parfois même une erreur de vouloir faire plaisir à son client en lui garantissant de pouvoir traiter toutes ses priorités. Oui, j’ai entendu le sponsor dire « je veux renforcer l’impact du Marketing dans notre conception des produits c’est crucial qu’on en parle dans ce séminaire », et 2mn après, « La vraie priorité de cet atelier, c’est d’accélérer la collaboration de la R&D ». Et après 1h de rendez-vous, d’entendre « …parce qu’au fond, la clé, c’est de couper les coûts. On doit vraiment se concentrer là-dessus pendant le séminaire ! ».
Ah, ben là, on est mal barré en effet… Car avant de livrer sa recette, et ses ingrédients, on doit avoir clarifié ces quelques questions : « quel est l’objectif de ce séminaire (pour le sponsor) ? Quelle est l’intention (du facilitateur) qui y répond ? ».
A noter que souvent, le client a aussi son propre agenda non exprimable (grimper la hiérarchie, se faire bien voir de ses équipes, se faire repérer de son N+2 etc…). On est alors pour lui un excellent outil entre ses mains. Il faut juste être conscient que s’il rajoute subitement une séquence hors sujet à votre agenda sans vouloir s’expliquer, ça a peut-être l’air de sortir de nulle part… mais c’est peut-être parce qu’il a des pressions de ses propres N+1. En attendant, le bon design s’attèle à continuer à délimiter et à fermer des portes à des ambitions trop vagues ou trop multiples.
NOTA BENE : vouloir tout bien cuisiner d’un coup serait une erreur. Mais vouloir trop bien cuisiner sur une petite portion serait aussi une erreur. Car à vrai dire – comme le bon chef qui sait conseiller le vin qu’il faut avec la bonne viande, lorsque le sponsor pense à sa session de manière trop cloisonnée, le facilitateur / designer l’invitera à rajouter des dimensions supplémentaires, à complexifier le menu, à l’enrichir. A inviter des acteurs auquel il n’avait pas songé. A affronter des sujets connexes qui peuvent accélérer la marche de l’entreprise en dehors de son champ d’expertise. Ce qui va décupler l’impact de la session sur tout l’écosystème de l’organisation. Et qui, au passage, offrira une expérience élargie de collaboration aux employés de l’entreprise qui d’habitude ne se parlent pas.
Des séquences qui sortent de nulle part, c’est donc le truc à éviter. Si le cuisinier suivait ses clients sur parole, il ne serait pas forcément bon. Beaucoup veulent des Hamburgers. Mais c’est parce que le chef propose le magret de canard fait maison que les clients se rendent compte qu’ils ont bien fait de ne pas prendre un banal Hamburger.
Pareil en facilitation. Il faut savoir parfois dire non à un souhait exprimé. Souvent, il y a beaucoup de gens autour de la table de nos clients, et ils veulent tous toucher à l’agenda. Par là, ils risquent donc de toucher au produit du facilitateur. Dans les grandes entreprises par exemple, on va se voir imposer le speech du Directeur Marketing Antarctique (qui s’avère en fait être le beau frère du big boss – mais ça on ne l’a su que par hasard). Ou bien on nous impose la prise de parole pendant 1h du consultant en Innovation – un classique – une heure qui frustre pourtant le consultant qui a tant à dire… et 1 heure de trop bien souvent pour le designer. Bref, l’agenda peut être utilisé à des fins politiques davantage que pour le bénéfice des participants. Et ça peut donner des très mauvais enchaînements.
Un consultant qui parle innovation en guise d’introduction par exemple, ça me semblait intéressant sur le papier. Mais quand je l’ai vu en vrai… eh bien en termes de design, c’est mal ! On perd directement la chance et l’opportunité de commencer la journée de manière énergique. On envoie le message que l’important, c’est la transmission top-down. On incite à penser que ce séminaire sera le même que tous les autres, Etc… Il y a mille fois mieux à faire, comme par exemple… faire commencer le sponsor par une conclusion. Ou lancer directement un atelier pour provoquer un peu l’audience.
De base, un bon facilitateur prévoit le moins de Powerpoints possible dans ses sessions. Surtout, le designer pensera à son agenda avant tout et apprend à le protéger des fausses bonnes idées de son propre sponsor.
Après, quand on s’entraîne, l’erreur qu’on a envie de commettre souvent, c’est de penser qu’il faut qu’un « module » soit « original », parce que s’il est original, il plaira aux participants – et donc au sponsor pour qui vous designez. Ce qui n’est d’ailleurs pas du tout lié.
Ainsi, pendant longtemps – et je pense encore aujourd’hui – un de mes blocages pour designer a consisté à vouloir pondre un truc génial, que personne n’a jamais pensé, et qui va révolutionner quelque chose. Ce faisant, me mettant la barre trop haut, je repousse le moment de « faire » le bon design. Et me culpabilise. Peur de l’échec ou exigence trop grande, ceci m’est propre. Mais en toute logique, l’expertise du designer, ça consiste à savoir repenser, inventer, recycler ou modifier un « module » pour qu’il ait du sens dans l’agenda global. Mais il s’agit de savoir le faire, pas de le faire forcément en vrai.
Car l’originalité, le bricolage ou l’innovation dans un module ne sont pas nécessairement efficaces quand on fait du design. Et le fait est qu’il n’y a quand même rien de tel qu’un bon plat de pâtes ! Pas besoin de cuisine moléculaire pour se rassasier ! C’est un peu frustrant mais que voulez-vous…
Demander aux participants de présenter leur sujet à une dizaine de participants en 10 minutes en imprimant leur PPT, et en enchaînant avec 10mn de questions-réponses n’a rien de fondamentalement créatif, génial, original, novateur ou provoquant. Pourtant, c’est un module sobre, souvent utilisé, très pratique… et efficace lorsqu’il est appliqué tel qu’il a été pensé. Est-ce qu’il plaît aux participants d’échanger de cette manière ? Plus que dans une plénière devant un PowerPoint. Est-ce que le fait que vous ayez décidé d’être original en leur demandant de s’exprimer théâtralement ou de lire une lettre fictive à leur PDG pendant ces 10mn va fluidifier l’information? C’est pas sûr. Appliquer des recettes éprouvées par d’autres, ça demande déjà une certaine maîtrise, nul n’est besoin de vouloir trop en faire trop tôt.
Pour conclure cette légère introduction au Design, je mettrais quand même un frein à la métaphore filée du cuisinier et du facilitateur. D’abord parce qu’un bon magret de canard, en général, c’est appétissant. Alors qu’un bon design, ça peut faire très peur à un sponsor. Parce que le sponsor se rend compte qu’il y a des zones de liberté et de lâcher prise de son pouvoir qu’il va devoir accepter pour que démarre la magie du collaboratif. Et il faut savoir l’accompagner cette peur. Car pour s’assurer qu’un être humain collabore, il faut pouvoir contrebalancer les « intangibles » énoncés par la hiérarchie (par exemple « demain on vendra des téléphones, et c’est comme ça ») par des zones de liberté propres aux participants (sur la façon d’y arriver, sur ce qu’il est réaliste d’abandonner comme stratégie, sur la capacité à exprimer entre eux sans langue de bois ce qu’ils attendent du management, de leurs partenaires, de leurs clients etc… pour relever le challenge).
Enfin, la métaphore a ses limites parce que quand on va au restaurant, on nous demande de choisir sur une carte. Alors que, malgré les dizaines ou centaines de modules qu’il a en stock, le facilitateur ne propose pas une « carte » à son client, il propose un repas, et il le construit avec son client en fur et à mesure. En fait, le chef cuistot ne co-cuisine jamais avec ses clients. Le facilitateur, lui, co-designe toujours avec ses sponsors pour produire la situation de travail la plus adaptée.
Je suppose quand même que, comme la cuisine, la facilitation, c’est de l’expérience + de l’intelligence, mais c’est surtout manier les deux de manière à acquérir l’intelligence de l’expérience.
Olivier Percevaut – @Wildisthegame