Les gens qu’on interroge, pourvu qu’on les interroge bien, trouvent souvent en eux-mêmes leur réponse » Socrate
Une fois n’est pas coutume je vous propose de démarrer cet article par un joli conte de Jostein Gaarder qui nous montre en quoi les questions sont parfois plus puissantes que les réponses.
Tu peux manger la pomme » et je lui tends le fruit vert.
C’est comme s’il voyait une pomme pour la toute première fois. D’abord il l’a tenue, reniflée, ensuite il en a croqué un petit bout.
« Mmmmh », il dit et en a croqué un plus grand bout.
« C’était bon ? » je demande.
Il s’est incliné profondément.
Je voulais savoir que le goût avait une pomme la toute première fois qu’on y goûte, donc je lui demande, « C’était comment ? »
Il s’est incliné et encore incliné.
« Pourquoi tu t’inclines ? »
Mika s’est encore incliné. Cela m’a tellement perturbé, je me suis dépêché de lui poser la même question une deuxième fois. « Pourquoi tu t’inclines ? ».
A son tour d’être perturbé. Je pensais qu’il ne savait pas s’il fallait encore s’incliner…ou juste répondre. « Chez nous, nous nous inclinons chaque fois que quelqu’un pose une question intéressante. Et plus la question est profonde, plus nous nous inclinons. »
C’était la chose la plus étrange que j’aie entendu depuis longtemps. Je ne pouvais pas comprendre qu’une question méritait une inclinaison. « Que faites-vous pour vous saluer ? »
« Nous cherchons toujours quelque chose de sage à demander. »
« Pourquoi ? »
D’abord il s’est incliné brièvement car j’avais encore posé une question. Puis il m’a répondu « Nous essayons de poser une question sage pour faire s’incliner l’autre ».
J’étais tellement impressionné par la réponse que je me suis incliné le plus profondément possible. Quand je me suis relevé, Mika avait mis son doigt sur la bouche. Après un certain temps, il l’a enlevé. « Pourquoi tu t’es incliné ? il me demande, l’air insulté.
« Parce que tu as répondu si sagement à ma question ».
Ce qu’il a répondu, clairement et d’un ton fort, m’a suivi toute ma vie depuis. « Une réponse ne mérite pas de s’incliner. Même une réponse qui peut être très juste, même celle-là, tu ne devrais pas t’y incliner. »
J’ai fait oui de la tête. Mais l’ai regretté aussitôt, car maintenant Mika peut penser que je m’inclinais à la réponse qu’il venait de donner.
« Celui qui s’incline montre le respect », continue Mika. « Tu ne dois jamais montrer du respect pour une réponse »
« Pourquoi pas ? »
« Une réponse fait toujours partie du chemin qui est derrière toi. Seules les questions indiquent le futur. »
Je trouvais ces mots tellement sages, j’ai dû appuyer très fort mes mains contre le menton pour ne pas de nouveau m’incliner.
S’incliner ou ne pas s’incliner – Jostein Gaarder, 1996
—————
Une des dimensions subtiles de la pratique du facilitateur est l’art du questionnement.
Comme vu dans un précédent article de ce blog, le rôle du facilitateur peut s’apparenter à celui d’un joueur de curling.
Le facilitateur doit avant tout respecter l’espace du groupe qu’il accompagne. Son objectif est de faire avancer le plus loin possible la production du groupe, tout en respectant sa culture et son autonomie (cf Code d’éthique du facilitateur produit par l’IAF).
Pour ce faire le facilitateur peut adopter plusieurs postures d’accompagnement :
Je place le questionnement en 4ieme position car il faut être prudent avec ce type d’intervention.
L’objectif n’est pas de s’engouffrer dans un questionnement frénétique au détriment des 3 premiers axes.
Pour être claire je vous recommande d’utiliser le questionnement avec parcimonie. Parfois 1 ou 2 questions puissantes bien placées suffisent à propulser un groupe. Soyez d’abord pleinement à l’écoute de l’énergie du groupe et ne posez qu’une question à la fois. Laissez des silences et à nouveau beaucoup d’écoute.
Choisissez également un moment opportun pour les poser. Si vous voyez que le groupe avance par lui-même et que l’énergie du groupe est bonne, il n’est pas nécessaire d’intervenir.
Soyez surtout à l’écoute de l’énergie du groupe, c’est cela qui va vous permettre de sentir quand il y a besoin d’intervenir. Si par exemple vous sentez que l’énergie décroît ou qu’un ou plusieurs participants semblent « tourner autour du pot » en n’allant pas au bout de leur réflexion, ou que certains participants ne semblent pas saisir ou être d’accord avec ce qui est partagé par un des membres du groupe, alors il est peut-être intéressant à ce moment-là d’intervenir.
Une question puissante est souvent suivie d’un silence de la part des participants. Parce que cela veut dire qu’ils ont besoin de réfléchir à la réponse, que potentiellement cela les oblige à sortir de leur cadre de référence pour y répondre. Il est fort à parier que si vos participants répondent du tac au tac à vos questions c’est qu’ils n’ont pas pris le temps de sonder en eux et qu’ils proposent des réponses évidentes.
Bon mais je parle de question puissante depuis quelques lignes. Mais qu’est-ce qu’une question puissante et à quoi sert-elle ?
Les questions puissantes provoquent en général :
Une question puissante est :
Les questions puissantes sont un outil essentiel de la facilitation car elles stimulent le groupe. Elles l’aident à sortir des potentiels biais de groupe (conformisme, biais de confirmation, autocensure, …). Elle aide également le groupe à pousser sa réflexion et à sortir de son cadre de référence.
Un cadre de référence est défini par nos habitudes, nos croyances, notre culture. C’est l’ensemble des idées, opinions, et valeurs propres à un groupe et en fonction duquel ce groupe donne un sens à ce qu’il dit ou reçoit.
Souvent les individus ou collectifs n’arrivent pas à trouver de solutions à leurs problèmes pour 2 raisons :
Le facilitateur, par son questionnement habile, viendra chercher les participants sur ces 2 volets. Pour les aider à structurer des plans d’action efficaces et pour sortir de leur cadre de référence.
Mais allons plus en détail dans les types de questions qui s’offrent à vous en tant que facilitateur.
Au Worklab nous utilisons souvent 3 types de questionnements puissants qui peuvent s’utiliser dans bien des cas :
Cette méthode, inventée dans les années 30 par le fondateur de Toyota, permet de partir des symptômes pour remonter aux causes racines. L’idée est de poser plusieurs fois « pourquoi » jusqu’à remonter jusqu’à cette cause. Cette méthode n’impose pas forcément de poser 5 fois pourquoi, mais jusqu’à 5 fois. Parfois juste poser « à ton avis pourquoi » à un participant qui énonce un fait peut suffire à travailler sur une cause racine.
2 écueils cependant à cette méthode de questionnement :
Ces questionnements invitent à la précision de ce qui est partagé. Il permet de cibler des problématiques et de parler de choses concrètes, de faits, plutôt que d’interprétations subjectives ou de grandes idées philosophiques.
(Exemple : on a observé une démotivation des salariés -> Questions possibles : « Quand tu dis « démotivation », qu’entends-tu concrètement par là ? / Qu’as-tu observé très concrètement qui te fait penser qu’ils sont démotivés ? / Qui est le plus concerné selon toi par cette démotivation, parmi les salariés ? ».)
En effet, vous avez tout à gagner d’accompagner les échanges vers toujours plus de concret et de factuel. Plus ce sera concret et factuel et plus les participants pourront saisir clairement ce qui est partagé et rebondir efficacement (et le cerveau rebondit toujours mieux avec du concret !).
Ce questionnement permet d’aboutir à des idées concrètes. Ce questionnement est particulièrement utile en phase d’idéation. Pareil que dans le questionnement précédent, des idées concrètes stimulent le rebond d’idées.
Les 5 comment reposent sur le fait de poser plusieurs fois « comment » jusqu’à arriver à des idées suffisamment concrètes ou de poser plusieurs fois « et concrètement »
NB : Attention toutefois avec ces types de questionnement, notamment les 5 pourquoi et les 5 comment, à ne pas bombarder tout azimut un pauvre participant qui n’a rien demandé et qui peut se sentir potentiellement agressé.
Toujours de l’écoute, de la douceur, et un profond respect et de la curiosité pour ce qui est amené par les participants. Et si certains ne veulent pas aller plus loin en répondant à vos questionnements, c’est tout à fait leur droit !
Pour rentrer dans du plus concret encore, je vous propose dans la suite de l’article des exemples plus précis de questions puissantes.
Elles sont classées en 2 catégories :
Nous avons donc 2 axes sur lesquels orienter notre questionnement : la cohésion et la production.
En effet, l’Énergie du groupe = Énergie de cohésion + Énergie de production.
Voici donc quelques exemples de questions puissantes que vous pourrez réutiliser au grès de vos facilitations.
Exemples de questions favorisant la cohésion de groupe :
Questions pour renforcer la participation
Questions pour être présent à ce qui se passe
Questions pour interrompre des comportements qui ralentissent le groupe
Exemples de questions poussant la réflexion/production du groupe :
Questions pour pousser la créativité
Questions pour faire ressortir le potentiel de l’idée en contraignant à l’essentiel
Questions pour pousser la prise de décision
Voici donc une première base de questions puissantes qui, nous l’espérons, vous seront utiles.
Si vous souhaitez en savoir davantage nous proposons aujourd’hui à nos clients une nouvelle formation sur la posture du facilitateur, où nous abordons notamment le sujet du questionnement puissant. Ainsi que bien d’autres choses (écoute, éthique et positionnement, gestion des perturbations, supervision de sa pratique, …).
Sur ce, très belle continuation à vous et bon questionnement !