L'injustice, les singes capucins et les concombres

L’injustice, les singes capucins et les concombres

L'injustice, les singes capucins et les concombres
L’injustice, les singes capucins et les concombres

Qui n’a jamais piaffé dans son canapé en apprenant de la bouche même de David Pujadas qu’un nouveau patron du CAC40 venait de se voir attribuer un parachute doré d’un montant qui ressemble plus à la cagnotte de l’euro million qu’à une prime de licenciement alors même qu’il a mené son entreprise au bord de la faillite. Qui n’a jamais ressenti ce mélange d’indignation et d’écoeurement devant la panoplie de zéros accompagnant le montant du dit parachute doré ? Bien sûr généralement à la suite de cette information se déploie une série d’experts et d’analystes mettant en perspective cette somme au regard de ce qui se pratique en général ainsi que la provenance de l’argent. Au fond c’est vrai quand on y réfléchit objectivement, qu’est-ce que ça peut nous faire ? Cet argent n’est pas le notre, il s’agit généralement d’entreprises purement privées. Et puis ne nous leurrons pas, de nombreux patrons du CAC40 gagnent bien plus d’argent. Alors pourquoi piaffer dans sur son canapé ?

Et bien c’est normal, c’est parce que nous ne supportons pas l’injustice. Car ce n’est pas tant la somme reçue qui est choquante mais le sentiment que le bénéficiaire ne la mérite pas. Nous ne supportons pas l’injustice, mais nous ne sommes pas les seuls, les singes capucins non plus.

Avant d’évoquer nos lointains cousins primates, laissez-moi vous parler d’une des expériences les plus connues en économie comportementale : « le jeu de l’ultimatum ». L’expérience est menée sur un binôme qui ne se connait pas a priori. L’objectif est de réussir à se répartir 10$. La règle est la suivante : l’un des membres du binôme reçoit les 10$ et décide seul de la répartition (50/50, 60/40 ou autre…). Il fait alors une et une seule offre à l’autre membre du binôme. Ce dernier peut alors répondre  positivement à l’offre et dans ce cas les 2 membres du binôme repartent chacun avec la somme convenue ou alors refuser l’offre et dans ce cas les 2 joueurs s’en vont les mains vides. Ce qui ressort de cette expérience c’est que les gens n’acceptent que les offres qui sont équitables. Lorsque l’offre est trop déséquilibrée, lorsqu’on propose par exemple 9$ pour celui qui a la somme et 1$ pour celui qui reçoit, et bien les participants à l’expérience refusent. En toute objectivité ils n’ont aucune raison de refuser. Mieux vaut recevoir 1$ que rien du tout ! Et pourtant ils préfèrent ne rien recevoir plutôt que de voir repartir leur partenaire avec trop d’argent. Ils sont prêts à renoncer à de l’argent pour punir un comportement cupide et égoïste. Car finalement s’il y a bien une chose qui leur est insupportable c’est le sentiment d’injustice. Pourquoi mon partenaire repartirait-il avec plus d’argent ? Il ne le mérite pas ! L’idée n’est pas tant qu’il y ait un déséquilibre dans la répartition, mais que rien ne justifie ce déséquilibre. Ce jeu a été joué dans pratiquement tous les pays du monde : France, Russie, Etats-Unis, Japon… et les résultats sont à chaque fois identiques.

Oui mais me direz-vous, nous parlons ici de 10$, ça ne représente pas grand-chose pour ceux qui participent à l’expérience. Détrompez-vous. Cet expérience a également été menée en Indonésie, et dans ce cas de figure, les 10$ représentent environs 3 jours de travail. Et bien même dans ce cas le résultat est le même. Les indonésiens, comme les autres refusent l’injustice et préfèrent se priver de 3 jours de salaire pour punir un comportement qu’ils considèrent comme inacceptable.

Cette propension à ne pas supporter le sentiment d’injustice est donc une valeur universelle. Universelle chez l’être humain, mais pas que…

Les primatologues Sarah F. Brosnan et Frans B. M. de Waal se sont livrés à une expérience qui fait curieusement écho au phénomène que nous venons de décrire. Ils ont dressé des guenons à donner un galet de granit en échange d’une tranche de concombre. Les guenons travaillaient en paire et recevaient toutes les 2 une tranche de concombre en échange d’un galet. 95%  de la population des singes s’adonnaient à cet exercice. Un jour les scientifiques décidèrent de changer les règles du jeu. En échange du galet les scientifiques ne donnent plus une tranche de concombre à chacune mais une tranche de concombre à l’une et un délicieux grain de raisin à l’autre. La plupart des singes lésés ont alors tendance à refuser le morceau de concombre. Pire, ils ne sont plus que 40% de la population des singes à s’adonner maintenant à l’échange. Mais l’expérience a été menée un cran plus loin. Les scientifiques ont commencé à donner des grains de raisin à certaines guenons sans raison. Les capucins se sont alors mis à jeter les galets sur les scientifiques et les échanges n’avaient alors plus lieu que pour 20% de la population. Et pourtant objectivement, un bout de concombre contre un galet c’est un marché valable ? Dans tous les cas c’est mieux que pas de concombre du tout.

Et bien les singes capucins, pas plus que les êtres humains ne peuvent s’accommoder d’un traitement clairement injuste. Ce genre de comportement nous honore car en punissant les comportements égoïstes et cupides, c’est toute la société que nous contribuons à rendre plus juste. Dans le jeu de l’ultimatum par exemple, la plupart des participants font une proposition équitable car ils savent très bien que leur partenaire n’acceptera pas une proposition trop déséquilibrée.

Alors la prochaine fois que vous piaffez sur votre canapé, dites-vous que vous n’êtes pas seul, nous sommes tous d’accord, même les singes capucins.

Comme notre précédent article sur les gens prétentieux, cette histoire est directement issue du très bon livre « La sagesse des foules » de James Surowiecki. Encore une fois, je vous le recommande chaudement !

PS : encore une fois un grand merci à @100978Marc pour son illustration sans laquelle notre article ne serait que l’ombre de lui même…